

En janvier dernier est paru Dominique, le nouveau roman de Cookie Allez. Rencontre avec une romancière aussi talentueuse que délicieuse.
Karine Fléjo : Quel a été le détonateur de ce roman ?
Cookie Allez : Le mot « détonateur » me paraît en effet parfois très justifié ! Sans crier gare, une image, un sentiment ou une expérience appelle des mots pour s’incarner. Et tout à coup une phrase, un titre, ou un personnage commence à tirer le fil d’une histoire…
Mais pour moi, en amont, il y toujours une nécessité intérieure : l’envie de plonger dans l’écriture. Écrire est une drogue et certains ne peuvent pas s’en passer trop longtemps – je suis de ceux-là. Entre deux livres, tout est bon pour assouvir ce besoin : j’écris à tort et à travers… C’est ma façon de tromper l’impatience de trouver « mon » sujet : je cherche un détonateur !
L’envie de creuser le thème du genre auquel s’adosse Dominique, mon dernier roman, a déjà quelques années.
Le détonateur en est la brève interview d’une femme qui offrait chaque matin à son enfant de sept ans la possibilité de choisir sa tenue du jour. Il avait deux panoplies de vêtements dans son placard, l’une masculine, l’autre féminine. Au gré de son humeur, le petit garçon se promenait en robe ou en jean. Il essuyait des moqueries, bien sûr… Aussi l’école avait-elle vainement essayé de dissuader sa mère de continuer à l’élever dans cette dualité. Cependant cette femme mettait toute sa fierté à persister, pour « vivre avec son temps » et pour réaliser, disait-elle, « l’égalité des sexes ». Deux photos montraient l’enfant posant sagement dans ses deux genres apparents.
J’ai beaucoup ruminé cette information très lapidaire… Elle m’a profondément troublée ! La question du « genre » m’a paru mériter réflexion, au-delà des réactions immédiates d’opposition – souvent assez brutale – ou, au contraire, d’une acceptation, soit un peu passive soit plus engagée.
La volonté d’entrer dans ce sujet avec un regard distancié, modéré et bienveillant m’a conduit à constater que les débatteurs, très souvent, ne parlaient pas de la même chose. Cette mère, par exemple, espérait réaliser « l’égalité des sexes », confondant ainsi égalité et similitude, inégalité et différence. La confusion sémantique, comme toujours, contribue à enflammer la discussion.
J’ai fini par penser qu’il serait intéressant de pousser le raisonnement de la théorie jusqu’à son paroxysme. Pas sur un être vivant, qui servirait de cobaye… mais pourquoi pas sur un personnage ? Pour voir.
Dominique est donc un roman. Une fiction qui raconte simplement l’histoire d’une famille qui met en pratique, de façon un peu extrémiste, cette théorie qui affirme que ce sont la pression sociale, l’éducation, les préjugés qui vous font homme ou femme. Et qu’un être soustrait à tous les stéréotypes et diktats extérieurs, qu’ils soient familiaux, culturels, philosophiques, religieux ou autres, aurait la liberté absolue de prendre le genre qui lui convient le mieux, y compris le genre neutre.
KF : Vous soulevez de nombreuses questions, et notamment l’erreur communément faite de tout mélanger : le sexe, le genre, l’égalité et l’orientation des goûts sexuels. Avoir les mêmes droits en tant que fille ou garçon signifie-t-il être semblable pour autant ?
CA : Il est clair que sur ce sujet, rien n’est clair ! Il véhicule tant d’affect, tant d’idéologie, tant de revendication, que les mots volent en tous sens, se dévoient, perdent leur contenu originel.
Chez la plupart des humains, le sexe biologique de naissance est identifiable. Hormis des pathologies rares, c’est une donnée anatomique, perceptible, et qui, jusqu’ici, induisait une identité mâle ou femelle. Comme chez les animaux, en somme, où la question du genre ne se pose pas.
C’est l’introduction de la notion de « genre », le fameux gender, qui vient tout perturber dans cette classification binaire qui ne tient pas compte des exceptions. Ce gender semble vouloir échapper à l’anatomie et être une notion d’un autre ordre. D’un ordre plus psychologique, plus subjectif, plus lié aux représentations et aux attitudes sociales. La théorie le considère comme dépendant du regard de l’autre et d’une éducation qui contribue à l’affirmer ou au contraire à l’estomper. En fait, le genre se pressentirait plus qu’il ne se verrait en chair et en os – si j’ose dire. C’est en cela qu’il pose un problème… du moins, si l’on veut voir un problème.
Quant à l’orientation sexuelle, c’est encore autre chose ! À mon sens, c’est pour chacun un choix personnel, privé, intime. Vivre telle ou telle préférence relève du droit d’aimer qui bon vous semble ! Pour autant, un ou une homosexuelle n’est pas un être dépourvu d’identité sexuelle et de genre… Pour ne citer qu’elle, Colette était une femme, et une femme très féminine d’apparence et de comportement ! Cela ne l’a pas empêchée d’orienter ses amours selon ses goûts – lesquels se sont révélés variés.
Alors nier, sous prétexte d’égalité, des différences physiques (hormonales ou autres), et des différences psychiques, c’est selon moi tout confondre. Pour ma part, je milite pour l’égalité des sexes… comme pour l’égalité entre tous les humains. Mais cette conviction concerne l’égalité en termes de valeur, pas en termes de muscles ou d’autres considérations qui n’ont rien à voir avec la valeur d’un être humain !
KF : Tout au long du roman, vous maintenez le mystère sur le sexe de l’enfant. Pour parvenir à une telle prouesse, vous avez dû vous arracher les cheveux, non ?
CA : Oui. Je suis d’ailleurs surprise de ne pas être chauve aujourd’hui !
Comme la plupart des langues européennes, la langue française est « genrée » et, comme la plupart, elle ne dispose pas d’un genre neutre applicable aux personnes… Voilà qui m’aurait bien facilité les choses pour relever le défi que je me suis lancé en décidant de maintenir le lecteur dans l’ignorance du sexe de Dominique, et cela jusqu’à la dernière page. En fait, j’aurais pu m’en abstenir, mais il m’a semblé intéressant d’affronter cette difficulté sémantique, qui est aussi au cœur du sujet. De plus, c’était une façon de faire percevoir combien il est difficile, concrètement, de vivre dans une sorte d’apesanteur sexuelle, psychique, culturelle, et linguistique.
Dans la langue française, presque tous les adjectifs s’accordent en genre, les participes passés aussi. Et que dire de l’interdiction d’utiliser les pronoms qui m’auraient trahie et les mots qui induisent une image masculine ou féminine ? Ce fut une sorte de performance sportive pour mes petites cellules grises !
Suite de l’interview demain! Et retrouvez la chronique consacrée au roman Dominique en cliquant sur ce lien : Dominique, de Cookie Allez