En cette rentrée littéraire, Emilie Frèche nous offre une réflexion très intéressante sur le « vivre ensemble ». Réalité ou utopie? Point de départ ou objectif de vie? Rencontre avec l’auteur.
- Quel est le projet de ce livre?
On entend parler de vivre ensemble partout. Il me semblait qu’on avait à faire une escroquerie linguistique par le fait de l’avoir substantivée, parce que c’était un projet qu’on voulait nous vendre, alors qu’il me semblait plutôt que c’était un point de départ de vivre ensemble. Et donc vraiment le projet de ce livre, c’est de rendre une réalité à ces deux mots. J’ai fait quelques recherches et je me suis rendu compte que cette escroquerie-là, cela faisait un moment qu’on nous la vend. Alors, outre le fait que c’est le titre que donne Roland Barthes à un de ses cours au Collège de France en 1977, et qu’il nous dit tout de suite que c’est impossible de vivre ensemble, il n’y a que les bancs de poissons qui arrivent à vivre ensemble, je me suis rendu compte que ces deux mots apparaissaient dans la vie politique française à un moment très particulier, un moment de basculement, c’est en 1983 à Dreux. C’est la première fois que la droite républicaine s’allie au Front National et la candidate socialiste en face nomme sa liste Vivre ensemble. J’ai eu envie d’explorer ce que voulait réellement dire ces deux mots en les explorant sur le champ de l’intime qui est le champ par excellence du roman.
- Il s’agit d’un couple qui forme une famille recomposée
C’est dans l’histoire de Déborah et Pierre qui nous ressemblent à tous, qui sont des miraculés du terrorisme, qui réchappent de justesse aux attentats des terrasses en novembre 2015, que se déroule le roman. Dans une sorte d’état d’urgence émotionnel, ils décident de vivre ensemble. Mais pour eux ce n’est pas seulement une déclaration d’intention comme pour les politiques, c’est une réalité concrète, parce qu’ils vont prendre un appartement tous les deux. Ils ont chacun un fils et c’est le début du cauchemar, parce que ces enfants ne se sont pas choisis, n’ont pas choisi leurs deux parents. Et j’en suis très vite arrivée à la conclusion que vivre ensemble c’était partager un territoire, partager une salle de bain, partager une famille. Et j’ai choisi de mettre en scène l’enfant de Pierre,qui est le résultat d’un couple qui n’a jamais réussi à vivre ensemble puisque c’est un enfant qui n’a pas été désiré et qui a une différence.
- Il est beaucoup question d’altérité
On parle beaucoup de l’altérité et moi j’avais envie de prendre un personnage qui est un peu particulier : le fils de Pierre a un QI de 150 donc il est extrêmement intelligent mais extrêmement inadapté et très vite Déborah, sa belle-mère, va vivre avec la peur. J’aimais beaucoup transposer dans le champ de l’intime, la peur de l’autre. Déborah a cette insécurité permanente dans son foyer, et finalement, on ne sait pas trop si c’est le choc des attentats qui a créé ça chez elle et l’a rendue parano ou si c’est cet enfant qui a réellement un problème. Elle a à chaque instant de sa vie dans l’intime la peur que ça explose.
- On sait que ce gamin est porteur de violence car à chaque fois qu’il est le témoin de la violence du monde , il est incapable de canaliser ses émotions. Tout prend des proportions phénoménales de chagrin, de colère et faute de canaliser ses émotions il déverse sa violence sur Deborah.
C’est le propre de la précocité, ce sont des enfants qui sont extrêmement sensibles et qui sont finalement inadaptés. Salomon dont les parents n’ont jamais vécu ensemble, qui n’a pas été désiré, est porteur de cette histoire. J’avais très envie de revisiter le mythe d’Abel et Caïn, car on a trop tendance à oublier que l’ histoire qui fonde notre civilisation, la première fraternité, est un fratricide. La fraternité n’est pas quelque chose de naturel, pas du tout il faut la construire à chaque instant. C’est ce qu’il m’intéresse d’explorer dans le champ de l’intime.
- Pierre a du mal à gérer les problèmes avec son fils, à contrario il s’investit beaucoup et se bat pour aider les réfugies de Calais, ceux qui sont mis à l écart de la société
Pierre a passé 20 ans de sa vie en tant qu’avocat spécialisé dans le droit de la famille et donc 20 ans à gérer comment on vit ensemble quand on n’est plus ensemble… Et quand on a des enfants, on continue forcément à avoir un lien avec le conjoint précédent et donc il intervient dans la vie des gens aux moments les pires. Ces attentats nous ont tous bousculés et lui était au premier rang de ce carnage et a besoin de s’engager pour sauver le monde à défaut de sauver sa propre famille. Je crois que c’est un échappatoire, que quand on s’engage, on se répare beaucoup plus soi-même qu’on ne répare les autres. Et donc il abandonne sa compagne parce qu’il est incapable de vivre avec une femme tout comme il était incapable de vivre avec sa précédente compagne non plus. Donc c’est toute l’ambiguïté de ce personnage qui va essayer de sauver les autres et qui n’arrive pas à se sauver lui-même.
- Le livre est très tendu, en essayant de résoudre le problème de la violence intime, vos personnages s’interrogent sur la violence extérieure. Il y a un aller -retour permanent entre intime et vie extérieure.
J’espère que le livre est très tendu en effet. Je vais envie que dans la couleur de ce roman, la musique, ce soit un peu comme un thriller psychologique, quelque chose qu’on ne peut pas arrêter. Oui, je crois qu’il n’y a pas de frontières entre l’intime et politique, il y a une conversation permanente entre les deux et évidemment que cette famille-là au cœur de Paris en 2015, 2016, 2017 est une éponge de tout ce qui se passe dans le monde. Et elle fait comme elle peut.
Retrouvez en cliquant sur ce lien la chronique que j’avais consacrée à ce roman : Chronique de Vivre ensemble