Rentrée littéraire : Caroles Fives, Quelque chose à te dire

J'ai quelque chose à te dire Fives Carole

Quand une lectrice, elle-même auteure, pénètre dans l’intimité de la romancière qu’elle admire plus que tout au monde, la réalité dépasse alors la fiction. Qui manipule qui ? Un thriller troublant.

Dans l’intimité d’une auteure

Béatrice Blandy n’a écrit que cinq romans, avant sa disparition prématurée des suites d’un cancer foudroyant. Cinq romans qui ont marqué le monde littéraire et surtout une de ses lectrices : Elsa Feuillet. Elsa Feuillet est en effet une grande admiratrice de Béatrice Blandy, dont elle connait presque par cœur les œuvres, des œuvres dont elle s’identifie tellement aux personnages, qu’ils semblent lui parler, la guider dans son quotidien.  Quand elle apprend le décès de la célèbre romancière sur le net, elle se sent redevable envers elle, ses œuvres lui ont tellement apporté ! Aussi, romancière elle-même, le succès en moins que son idole, elle décide de la citer en exergue de son nouveau roman. C’est alors que le mari de la défunte romancière la contacte. Il a lu son livre, se dit touché qu’elle ait fait référence à Béatrice et lui propose de venir déjeuner avec lui, dans son appartement parisien. Elsa, qui n’avait jamais rencontré la grande romancière, va alors pénétrer dans l’intimité presque sacrée de son appartement, de son bureau d’écriture. Commence alors une mésaventure digne de la plus grande fiction, dont elle va devenir le personnage principal. Mais sera-t-elle aussi l’auteure de cette histoire, ou tout est-il déjà écrit ?

Un thriller troublant de Carole Fives

En cette rentrée littéraire, c’est un vrai bonheur de retrouver la belle plume de Carole Fives, aux éditions Gallimard avec J’ai quelque chose à te dire. Cette fois, la romancière nous embarque dans un thriller au sein du monde littéraire. Plagiat, écriture à quatre mains, stratégie éditoriale, médias, succès, elle nous plonge dans ce milieu très fermé de la création littéraire. Et joue avec le lecteur : l’héroïne est-elle victime d’une histoire qui la dépasse ? Ou est-elle l’instigatrice de sa vie ? Peut-elle s’approcher dangereusement près de la défunte romancière qu’elle admirait tellement, sans se brûler les ailes ? Peut-on admirer quelqu’un sans chercher à l’imiter ? Où s’arrête l’influence d’une personne admirée ? Quelle est la frontière entre influence et plagiat ?

On se laisse totalement embarquer par l’histoire d’amour et de création et…surprendre par la chute.

Un beau roman de cette rentrée littéraire !

Informations pratiques

Rentrée littéraire : Caroles Fives, Quelque chose à te dire – éditions Gallimard, août 2022 – 168 pages – 18€

Rien ne t’appartient, Natacha Appanah

Rien ne t'appartient Appanah

Deuil et résurgence du passé

Depuis le décès de son mari Emmanuel trois mois auparavant, un homme auprès duquel elle a vécu un amour merveilleux pendant plus de 15 ans, Tara se sent couler. Certes, il y a les vagues de chagrin liées à la disparition qui la submergent. Certes, elle boit la tasse car il y a l’éloignement de son beau-fils dont elle avait espéré un rapprochement en pareilles circonstances.

Mais pas seulement.

Car Emmanuel était le seul à pouvoir la préserver de sa vie passée. Tel un barrage qui retenait le tsunami dévastateur de ses premières années de vie. Avec son décès, le barrage a cédé. Le passé qu’elle pensait dépassé n’est plus dans son dos. Il lui fait face. Et dans ses flots, une jeune fille prénommée Vijaya, ce qui signifie Victoire. Qui est cette fillette joyeuse, qui aimait rire, danser s’amuser et se croyait libre comme un oiseau ? Quel est son lien avec Tara ? De quel enfer Emmanuel a-t-il sauvé sa femme ?

Une enfance volée

Avec Rien ne t’appartient, paru aux éditions Galimard, je retrouve cette écriture très serrée, d’une puissance évocatrice rare, qui m’avait tant séduite dans Tropique de la violence ou Le ciel par-dessus le toit. Concise, avec des mots qui frappent comme des uppercuts, la romancière nous plonge dans l’enfance de l’héroïne, celle d’une fillette dont les parents ont disparu dans des circonstances dramatiques, prélude à une enfance chaotique, violente, infiniment traumatisante. Une enfance en enfer.

De ce pays dont elle est rescapée et qui n’est jamais nommé, elle garde le constat terrible que naître fille est une malédiction. Qui plus est grandir et devenir une « fille gâchée » parce qu’on se croyait libre d’aimer et de désirer. Libre de posséder son corps. Mais rien ne lui appartient en réalité, c’est ce qu’on s’est acharné à lui faire entrer dans la tête, jusqu’à ce qu’Emmanuel arrive en sauveur. Et lui rende sa liberté, celle d’exister, d’aimer et d’être aimée, de désirer, de rêver. D’être et d’être acceptée comme telle.

Un roman très fort, un portrait de femme infiniment touchant. Magnifique.

Informations pratiques

Rien ne t’appartient, Natacha Appanah – éditions Gallimard, août 2021 – 158 pages – 16,90€

Soleil amer, Lilia Hassaine

soleil amer

Le parcours de deux frères jumeaux séparés dès la naissance sur fond d’immigration dans les années 60. Une analyse et une plume brillantes.

Immigration et désillusions

Années 60. A Sétif en Algérie, Naja élève seule ses enfants. Son mari Saïd est en effet parti six mois plus tôt travailler en France en région parisienne, sélectionné pour sa robustesse et le faible coût de main d’œuvre qu’il représente. Le frère de ce dernier, Kader, l’a d’ailleurs précédé et ne semble pas déterminé à revenir.

Quand Saïd propose à Naja et aux enfants de le rejoindre en France, Naja pense que s’ouvre devant elle une vie enfin plus facile. Une vie dans laquelle ses enfants ne manqueront de rien. Mais la désillusion est grande. Non seulement France ne rime pas avec abondance, mais Saïd a changé. Violent, alcoolique, tyrannique.

Si Saïd a un salaire modeste, son frère Kader, marié à Eve, une Française, s’en sort mieux. Il vit dans un pavillon avec jardin, là où Naja, Said et les enfants s’entassent dans un appartement vétuste. Une situation enviable si ce n’est qu’ils n’ont pas d’enfant.

Aussi, quand Naja tombe enceinte de faux jumeaux, se pose la question de deux bouches de plus à nourrir très bientôt, alors qu’ils peinent déjà à joindre les deux bouts. Saïd lui propose de confier l’un des jumeaux à son frère à la naissance, sans rien révéler à personne, pas même plus tard aux jumeaux eux-mêmes. Soumise, Naja se dit que l’un de ses fils aura au moins la garantie de ne manquer de rien. Quitte à ce que son cœur de maman soit lacéré à la perspective de se séparer de lui. Et les jumeaux, ressentiront-ils ce manque de l’Autre ? Sentiront-ils qu’il existe une part de chacun d’entre eux ailleurs ? Vaut-il mieux pour eux qu’ils n’apprennent jamais le mensonge qui les entoure ?

Gémellité, des liens si particuliers

Dans Soleil amer, en lice pour le Prix Goncourt 2021, Lilia Hassaine explore la spécificité des liens entre les jumeaux à travers l’histoire de Daniel et Amir. Des jumeaux qui ignorent leur véritable parenté et vont évoluer dans des milieux sociaux radicalement différents.  Avec l’immigration algérienne en toile de fond dans les années 60, Lilia Hassaine nous plonge dans le quotidien des familles venues d’Afrique du Nord le cœur plein d’espoir. Des familles dans lesquelles naitre fille est un fléau, la condamnation à devenir l’esclave des frères puis du mari.  Des hommes et des femmes que l’on entasse dans des HLM de banlieue, véritables ghettos, qui se délabrent faute d’entretien. Le soleil promis est amer.

C’est une peinture très fidèle et très intéressante que nous livre la romancière sur l’immigration, le racisme, la solidarité entre immigrés, le sort des femmes, les politiques d’intégration. Avec une plume sensible, délicate, un style remarquable, elle nous entraine dans le sillage des jumeaux et de leurs familles respectives sur trente années.

Un roman indiciblement touchant. Magnifique. Une prise de conscience ou un rappel nécessaire.

Informations pratiques

Soleil amer, Lilia Hassaine – rentrée littéraire – éditions Gallimard, août 2021 – 16,90€ – 158 pages

Les enfants sont rois, Delphine de Vigan

Les enfants rois

Radiographie de notre société où tout se marchande et est régi par le culte de l’égo. Une analyse tout en finesse et en sensibilité.

Disparition d’enfant

Alors qu’elle jouait avec d’autres enfants de son âge, Kimmy Diore, la fille de Mélanie Claux, âgée de six ans, a disparu. Kimmy est une enfant jouissant d’une certaine notoriété grâce à sa chaine YouTube fédérant pas moins de 5 millions d’abonnés. Simple disparition? Enlèvement contre rançon? Accident?

Clara Roussel est alors chargée de l’enquête. Et de découvrir un monde virtuel qu’elle ne soupçonnait pas, avec ses codes, ses habitudes, ses followers, ses algorithmes. Mais aussi ces rituels entre les abonnés des chaines YouTube et ceux qui les animent, ces rapports particuliers qu’ils entretiennent alors qu’ils ne se sont jamais rencontrés dans la « vraie vie ».

Sur les dernières vidéos tournées, Kimmy semblait ne plus être enthousiaste, comme obligée de participer à un tournage qui la fatiguait, l’ennuyait, lui coutait. Qu’en était-il vraiment ? Cette enfant était-elle si épanouie que sa mère l’affirme dans le rôle de starlette écrit de toutes pièces pour elle ?

Le drame des enfants youtubeurs

Avec Les enfants sont rois, Delphine de Vigan se penche avec beaucoup d’intelligence et de pertinence sur le sort des enfants projetés dans une soudaine célébrité par le bais des réseaux sociaux et autres émissions de téléréalité. Des enfants surexposés par leurs parents dès leur plus jeune âge, qui se voient obligés de tout partager de leur quotidien, sans aucune frontière entre ce qui relève de l’intime et du public. Sans aucun ancrage dans la réalité. Sous des apparences inoffensives, ces enfants youtubeurs déballent des cadeaux, essaient des vêtements, goutent à des friandises, jouent à des nouveaux jeux, sous la caméra de leur parent. Et avec un sourire de commande. Car l’idée sous-jacente est bien que posséder tous ces présents est la condition du bonheur. La voie suprême à une existence réussie. Avec tact, l’auteure dénonce cette violence invisible exercée par les parents sur leur progéniture, ce travail caché que représentent ces heures innombrables de tournage chaque semaine, pendant des mois et des années. Une exploitation d’autant plus aisée qu’elle fait face à un grand vide juridique.

Delphine de Vigan passe au crible les dérives de la société ces 20 dernières années, une société qui a permis à des inconnus de passer du total anonymat à la célébrité. En peu de temps. Emissions de télé-réalité, chaines YouTube, réseaux sociaux, internet rendent possible une exposition de soi tous azimuts. Le credo : être vu, reconnu, admiré, avoir son ¼ d’heure de célébrité. Ou quand le besoin de reconnaissance pousse à tous les excès…

Un roman passionnant et magistralement mené.

A lire absolument!

Informations pratiques

Les enfants sont rois, Delphine de Vigan – éditions Gallimard, mars 2021- 348 pages – 20€

La famille Martin, David Foenkinos

La famille Martin
Copyright photo Karine Fléjo

Quand un écrivain en panne d’inspiration décide d’écrire sur la première personne qu’il va croiser au coin de la rue, cela donne une mise en abyme savoureuse. Coup de cœur pour le nouveau roman de David Foenkinos!

Fiction versus réalité

Le narrateur est un écrivain qui traverse une mauvaise passe. Marie, la femme de sa vie, l’a quitté car elle avoue lui préférer la compagnie de… la solitude. Quant à ses écrits, ils sont au point mort, faute d’inspiration. Dans ce marasme, il décide de sortir de sa zone d’inconfort en provoquant le destin : au lieu, comme habituellement, d’imaginer une histoire et des personnages, il va écrire sur la première personne qu’il va croiser dans la rue. Il va divorcer de la fiction pour épouser la réalité. Mais ces deux couples sont-ils si distincts l’un de l’autre?

Et de tomber sur une vieille femme, une certaine Madeleine Tricot et sa famille, la famille Martin. Une femme âgée qui regrette son premier amour, un couple au bord de l’implosion, des enfants en pleine crise d’adolescence, un chef de famille victime de harcèlement au travail, la vie de cette famille Martin en particulier, et de toute famille en général, est-elle matière à roman ?

Un roman jubilatoire

Dans La famille Martin, David Foenkinos joue tel un funambule sur la frontière ténue qui sépare fiction et réalité. Deux mondes pas si distincts que cela, qui se nourrissent l’un l’autre, déteignent l’un sur l’autre. Ainsi, l’auteur peut-il influer sur la vie des membres de la famille Martin, riche des confidences que lui font ces derniers? Ses échanges avec Madeleine, Valérie et les autres, vont-ils de même orienter son propre destin?

Avec beaucoup de finesse, d’ingéniosité, David Foenkinos nous plonge dans la génèse d’un livre, livre dans lequel les personnages sont réels et l’auteur parfois lui-même un personnage. « C’est toujours ainsi : c’est en s’éloignant des choses qu’on les atteint le mieux. En me précipitant vers les autres, je n’étais pas à l’abri de me rencontrer. » Grâce à son savoureux humour, il parvient à évoquer des sujets graves (harcèlement , crise conjugale, Alzheimer…) avec le sourire et de la profondeur à la fois. Il prend le lecteur dans le filet de ses mots, joue avec lui, et en fait l’otage consentant de l’intrigue grâce à une tension narrative savamment entretenue.

Une excellente mise en abyme qui se lit d’une traite !

Autres romans de David Foenkinos

La famille Martin est le 17ème roman de David Foenkinos. Vous retrouverez quelques unes des chroniques que j’ai consacrées à ses livres en cliquant sur le lien:

  • La délicatesse : chronique ICI
  • Nos séparations : chronique ICI
  • La tête de l’emploi : chronique ICI
  • Charlotte : chronique ICI
  • Vers la beauté : chronique ICI
  • Interview de David Foenkinos : interview ICI

Informations pratiques

La famille Martin, David Foenkinos – éditions Gallimard, octobre 2020 – 226 pages – 19,50€

Wanted Louise, Marion Muller-Colard

©Karine Fléjo photographie

Un roman à suspense en même temps que le portrait d’une infinie sensibilité de femmes fortes. Une écriture remarquable au service d’un sujet superbement traité : la complexité du sentiment maternel. Vous l’aurez compris, ce roman est magnifique !

Disparition inexpliquée

Chris, romancière, se retrouve du jour au lendemain sans nouvelles de sa fille, Louise. La jeune femme a en effet disparu sans explications, laissant derrière elle un conjoint désemparé et deux enfants de deux et six ans. Comment une mère peut-elle abandonner ses enfants ? Quels sont les motifs de son départ ? Tout aussi étrange, le peu d’empressement que met Chris à chercher sa fille.

Tandis que Louise disparait, une vieille femme d’origine polonaise apparait dans la vie de Chris : Ludmila. Sachant que Chris est romancière, Ludmila a tenu à lui confier son histoire, pour qu’elle la couche sur le papier. Au fil des confidences de Ludmila, laquelle a été enrôlée très jeune dans la résistance polonaise par sa mère lors de la deuxième guerre mondiale, Chris ne peut qu’être frappée par l’écho qu’elle trouve à sa propre histoire. Comme si Ludmila lui tendait un miroir. Comme si dans le reflet des mots de la vieille femme se dessinaient ses propres maux.

Et si la clef de la disparition de Louise se trouvait dans l’histoire de Ludmila ?

Une écriture magnifique

Marion Muller Colard, l’auteure du Jour de la Durance, nous offre ici un deuxième roman d’une grande beauté, tant au niveau du style, que du traitement du sujet ou de la construction. J’ai été subjuguée par la dentelle de ses mots, par cette capacité rare à exprimer au plus juste les émotions qui traversent ses personnages. Outre son talent à maintenir la tension constante, à embarquer le lecteur dans son intrigue et à ne plus le lâcher, elle analyse ici avec finesse l’ambivalence des sentiments maternels. Entre ce que la société attend d’une mère et ce qu’une mère parvient à donner, à exprimer à son enfant, il y a parfois un fossé important. Fossé dont on parle peu, par honte, par culpabilité. L’amour maternel est-il inné ou acquis ? Est-il donné à chacun d’exprimer facilement ses sentiments ? Un sujet tabou traité sans pathos ici et avec une grande sincérité.

A lire absolument !

Est-ce autre chose, de devenir mère, que de décloisonner en soi ce qui nous sépare du règne animal ou il n’est pas tant question d’amour que de contact physique? (…) Il existe des femmes qui tiennent trop fort à autre chose pour se laisser prendre par les retournements de la maternité.

Informations pratiques

Wanted Louise, Marion Muller-Colard – éditions Gallimard, collection Sygne, mars 2020 – 224 pages – 17€

Le monde n’existe pas, Fabrice Humbert (Gallimard)

Le monde n'existe pas, Fabrice Humbert

©Karine Fléjo photographie

Et si ces vérités que nous tenons comme acquises n’en étaient pas ? Et si le monde n’était que mensonges et illusions, vaste mascarade ? Telle est la question en filigrane du nouveau roman de Fabrice Humbert.

Un coupable tout désigné

Quand Adam Vollmann, journaliste au New-Yorker, voit le portrait d’un homme recherché pour viol et meurtre s’afficher sur les écrans de Time Square, c’est la sidération. Car ce visage ne lui est pas inconnu. C’est celui d’Ethan Shaw, un homme avec lequel il est allé au Lycée Franklin il y a quelques années. Et pas n’importe quel homme : adolescent, Ethan alors capitaine de l’équipe de foot, était adulé par les filles, admiré par les garçons. L’emblème du lycée de Drysden. Plus encore, il a joué un rôle essentiel dans l’intégration d’Adam : il l’a sauvé de l’opprobre et de la solitude. Mais aussi et surtout, il l’a révélé à lui-même, à sa sexualité.

Comment imaginer que ce demi-dieu du lycée soit jeté en pâture à la foule aujourd’hui, présenté comme le meurtrier et violeur d’une jeune mexicaine de 16 ans ? Si pour chacun, la culpabilité d’Ethan semble être une évidence, pour Adam, elle est inconcevable. Dans le même temps, il s’interroge : connait-on vraiment quelqu’un, y compris un proche ?

Il décide alors d’aller lui-même mener l’enquête dans la petite ville de Drysden. Une enquête qui va lui montrer que rien n’est souvent plus faux que ce que l’on considère comme acquis.

Vérité versus mensonge, réalité versus fiction : des frontières ténues

Dans Le monde n’existe pas, Fabrice Humbert mène une analyse intéressante sur le monde et ses faux-semblants. Dans une société où les informations circulent en temps réel – sans vérification des sources, ni preuves à l’appui, les rumeurs ont tôt fait de s’ériger en vérité. Quand les esprits sont échauffés par une série de meurtres récents irrésolus, ce nouvel assassinat est la mort de trop : il faut un coupable à la foule, et vite. Pour apaiser sa soif de vengeance, de soi-disant vérité. Pour donner à cette dernière l’illusion que la police et le gouvernement maîtrisent l’affaire.

Falsification des preuves, faux témoignages, désignation d’un coupable idéal, création d’individus de toutes pièces, retouches de photos, dans cette société qui appelle à la vérité et à la transparence, rien n’est plus faux que ce qui a l’apparence du vrai. Pire, chacun contribue à des degrés et niveaux divers, à ces faux-semblants. Une réflexion brillante sur la puissance du récit.

 

Le huitième soir, Arnaud de la Grange (Gallimard)

Le huitième soir de Arnaud de la Grange chez Gallimard

©Karine Fléjo photographie

Un roman intense, bouleversant, celui d’un homme qui se met à nu, alors que ses heures sont comptées pendant la bataille de Dien Bien Phu. 

L’histoire de l’homme face à l’épreuve

Nous avons tous entendu parler de la bataille de Dien Bien Phu, la plus longue et la plus terrible des batailles de l’après-guerre, dans le nord du Vietnam. Une bataille qui sonne une terrible défaite pour la France face aux Vietminhs, avec plus de 2000 morts du côté français et 11 000 combattants de l’armée française faits prisonniers.

C’est au crépuscule de cette bataille que nous transporte Arnaud de la Grange avec son roman Le huitième soir. Il nous emmène dans les tranchées, aux côtés d’un jeune engagé de l’armée française. Face aux débâcles successives de son armée, il sait ses jours comptés. Ses heures peut-être même. Alors il fait le bilan de sa vie, avec une sincérité touchante, pris par l’impérieuse nécessité de se confier par écrit dans des petits carnets.

« Là où je suis, je n’ai ni le cœur, ni le temps à travestir. (…) J’ai soif de vrai. Ce n’est pas une question de morale, juste une nécessité. Jouer un rôle fatigue et je suis exténué. Au bout de moi, bien trop en avance à l’âge que j’ai. »

Il tombe donc le masque et évoque ce qui a motivé son engagement dans l’armée, pourquoi un homme choisit de faire la guerre, de donner sa vie à son pays. Acte d’héroïsme ? Besoin de dépassement ? Envie de quitter les sentiers battus ? Orgueil ? revanche sur la vie?

Au fil des pages se dessine le portrait indiciblement émouvant de ce jeune homme assoiffé de vie. Rescapé d’un terrible accident de moto, il lui faut des mois de douloureuse rééducation avant de pouvoir remarcher. Avoir frôlé la mort lui a donné envie de vivre encore plus intensément qu’avant. Il faut désormais que ce soit dur, que ce soit fort. Il se fait la promesse de ne plus accepter aucune limite, aucune contrainte. De vivre pleinement.

« Il peut sembler absurde d’aller prendre des coups quand on a tant souffert. L’épreuve devrait dégoûter de l’épreuve, faire aspirer à la tranquillité et au confort du corps. Le risque me semblait un défi à cette vie qui m’avait malmené. (…) En fait je crois que je voulais conjurer la mort. »

Alors, désireux de ne pas vivre à la surface des choses, il s’engage. Mais cette raison n’est pas la seule. La vérité est plus complexe. On découvre notamment un fils meurtri par une guerre ô combien terrible, celle perdue par sa mère contre son cancer. Une femme qui lui a montré et appris le courage, la persévérance et la dignité à toute épreuve. Une guerre perdue qui a laissé en lui une blessure jamais cicatrisée.

Un hymne à la vie

Du premier au huitième et ultime soir, le narrateur égrène ses souvenirs, évoque sa résilience, son combat pour vivre toujours plus fort. Ses interrogations aussi : quel sens a la guerre, quand les politiciens, bien au chaud dans leur fauteuil, envoient des hommes au devant d’une mort certaine, sans plus d’état d’âme que s’il s’agissait de simples objets? Mais si les obus pleuvent, si les blessés et les morts se multiplient, plus que tout, ce roman est un hymne à la vie. Car Arnaud de la Grange réussit le tour de force de mettre de la poésie dans ce chaos, de faire pousser des fleurs sur le bitume. De son écriture ciselée, il pointe ce qui donne toute sa richesse à la vie, tout son sens. Les combats qu’il faut mener pour la conserver, l’importance de la vivre passionnément et dans la fraternité, les valeurs à défendre coûte que coûte, ces mots d’amour à ne pas garder prisonniers en soi.

Si ce roman parle d’un homme en particulier, cette histoire a un caractère universel : ou quand l’épreuve (maladie, guerre, accident, deuil…) fait ressortir la vérité d’un être, le recentre sur l’essentiel.

Rentrée littéraire : Le ciel par-dessus le toit, Nathacha Appanah

le ciel par-dessus le toit

©Karine Fléjo photographie

Quand l’excès d’attentions tue aussi fortement que son absence. Qu’est-ce que bien aimer son enfant ? Qu’est-ce qu’être un bon parent ? De son écriture singulière et si poétique, Nathacha Appanah nous offre un roman bouleversant dont l’amour est au coeur.

Quand le paraître tue l’être

Les parents d’Eliette ont une vie banale, qui serait presque monotone si elle n’était éclairée par leur merveilleuse petite fille, Eliette. Eliette incarne à leurs yeux la perfection : belle, intelligente, à la voix d’or, ils aiment l’exhiber devant les invités, comme un trophée. Un trophée sur lequel ils veillent jalousement, qu’ils parent de beaux atours, maquillent à outrance pour sublimer sa beauté. Un trophée qui n’est pas Eliette mais une caricature d’elle-même. Une poupée. Les envies, les besoins d’Eliette n’ont pas leur place ici. On lui demande de sourire, de chanter, de danser, d’accepter ces tenues et ce maquillage sans broncher. Le culte des apparences porté à son comble. Le besoin pour ses parents de paraitre. Quand l’enfant crève de ne pouvoir juste être.

Et un jour, il y a cet homme qui, à son regard salace, joint les gestes. Pour l’enfant, c’est la goutte d’eau en trop, le point de non-retour : faute de pouvoir verbaliser sa colère, son mal-être, elle disjoncte.

Puis elle décide de mettre une distance physique avec sa famille. Mieux, avec son passé. Eliette n’existe plus. Désormais il faut l’appeler Phénix. Son ambition : renaître de ses cendres.

Si elle sait ne pas vouloir reproduire les erreurs de ses parents, saura-t-elle pour autant s’y prendre pour épargner la souffrance à ses enfants, être un meilleur parent que ceux qu’elle a eus ?

La difficulté d’être parent

Quand Eliette, alias Phénix, a rejeté en masse sa famille, ou plus exactement ses parents, elle s’est promis de ne pas reproduire leur schéma, ce schéma qui l’a tant fait souffrir. Elle ne fera pas de ses enfants des poupées qu’on exhibe pour épater les invités et qu’on remet dans leur boite sitôt les convives repartis. Des poupées sans affects, censées rire quand on le leur demande, chanter quand on le leur demande, danser quand on le leur demande. Avec le sourire. Tout le temps. Non, elle ne mettra pas ses enfants au centre des attentions.

Mais Phénix ne fait pas dans la demi-mesure : au centre des attentions, elle substitue l’absence d’attentions et de manifestations de tendresse. Ce qui génère au final ce qu’elle redoutait plus que tout : la souffrance de ses enfants, Paloma et Loup. Phénix n’a pas le mode d’emploi pour leur montrer son amour. Alors elle se tait, ne montre rien. Mais le silence comme les mots peut blesser.

Un roman qui remue, malmène, interroge. La souffrance est-elle transmissible ? Une histoire d’amour, celle d’êtres cabossés par la vie, qui, bien que maladroits dans leur façon d’aimer et de le manifester, n’en aiment pas moins intensément. Il y a toujours un coin de ciel par-dessus le toit. Il y a toujours de l’amour au fond des silences et des cœurs.

Nathacha Appanah

©Karine Fléjo photographie