Lily et Braine, de Christian Gailly (éditions de Minuit)

9782707320902

Lily et Braine,Christian Gailly

Les Éditions de Minuit, janvier 2010

 

 

Une mélodie d’un pessimisme gai.

 

Sur un quai de gare, en plein mois de juillet, Lily attend le retour de Braine, son mari, après deux ans et demi d’absence  A ses côtés, leur fils de trois ans et leur petit chien. Si Lily espère pouvoir rejouer avec lui la même partition familiale et amoureuse qu’avant, impatiente, aimante, attentionnée, très vite le lecteur comprend que nombreux seront les bémols. La météo ensoleillée de ce jour d’été laisse entrevoir des nuages menaçants symbolisés par deux instruments : le bugle (instrument de musique) de Braine et son pistolet automatique ramené du front, tous deux consignés par Lily sur le dessus de l’armoire.

Car c’est un homme fracassé par la guerre qui descend du train, après de nombreux combats et trois mois de séjour dans un hôpital militaire. Mutique, hébété, amaigri, il lui faut tout réapprendre, répéter les notes oubliées d’un quotidien exempt de violence.

C’est alors qu’il rencontre une très belle femme, une certaine Rose Braxton, dont la voiture est tombée en panne. Il lui vient en aide et cette dernière lui propose de renouer avec sa passion d’avant : la musique. « Sans la musique, la vie serait une erreur » disait Nietzsche. Sans la musique… et l’amour, la vie serait insoutenable pense Braine. Et ce dernier, pour échapper à ses fantômes, de renouer avec ses passions d’antan :le jazz  et…les femmes.

Dans un style d’une épure remarquable,  très mélodique, ponctué d’improvisations, Christian Gailly nous emporte et nous transporte dans ce drame simple des effets de la guerre, de ses traumatismes tatoués sur l’âme. Comment passer au dessus du précipice qui vous sépare de ceux qui n’ont pas connu les combats, côtoyé la mort, la peur, l’horreur ? Comment ne pas chuter soi, ni faire chuter ses proches ? Un air de jazz magnifique qui s’achève sur une note tragique, percutante.

Un livre qui s’écoute autant qu’il se lit. Envoûtant, entêtant, fatalement mélancolique…

 

Extrait : « C’était peut-être ça, sa véritable infirmité. L’invalidité qu’il avait rapportée de là-bas. Une incapacité à ne pas aimer (…). Au fond, il n’y a que le drame, la mort, pour enrayer un pareil système. »

 

Informations pratiques :

Prix éditeur : 14,50€

Nombre de pages : 188

ISBN  9 782707 320902

 

Bibliographie de l’auteur  (aux Éditions de Minuit):

Dit-il, 1987

K.622, 1989

L’Air, 1991

Dring, 1992

Les fleurs, 1993

Be-Bop, 1995

L’Incident, 1996

Les Évadés, 1997

La passion de Martin Fissel-Brandt, 1998

Nuage Rouge, 2000

Un soir au club, 2002

Dernier amour, 2004

Les oubliés, 2007

Concerto à la mémoire d’un ange : rédemption ou damnation?

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Concerto à la mémoire d’un ange, Eric-Emmanuel Schmitt

Editions Albin Michel, mars 2010

 

 

      Avec  Concerto à la mémoire d’un ange, Eric-Emmanuel Schmitt nous offre une belle symphonie de quatre nouvelles, qui s’inscrivent sur une même partition : celle de la liberté qu’à l’homme ou pas d’être le chef d’orchestre de son destin. Et de quel destin ? Face à une épreuve subie ou infligée, va-t-il pardonner à l’autre, se pardonner, ou s’enliser dans la cruauté, la vengeance ? Expiation ou damnation ?  Un bourreau peut-il s’amender ? Une victime devenir un monstre ?  

 

      Si l’auteur ne prétend pas apporter ici de réponse définitive, de note finale, il suscite chez le lecteur la réflexion, lui donne le « La » de l’introspection, de même que des mélodies qu’il lui laisse le loisir d’écouter et d’interpréter.  « Quand devenons-nous celui que nous devons être ? Dans notre jeunesse ou plus tard ? » Si l’éducation façonne l’adolescent, l’adulte est-il le fruit de ses choix ?  Car si vouloir changer est une condition nécessaire à l’évolution de chacun, est-ce pour autant une condition suffisante ? Là est le cœur de la réflexion.

 

      Une femme empoisonneuse qu’un abbé va tenter de pousser à avouer ses crimes à la justice (L’empoisonneuse), un marin qui face au deuil annoncé d’une de ses filles va mesurer à quel point il a été un père et un mari absent (Le retour), deux jeunes prodiges musiciens rivaux prêts à sacrifier la vie de l’autre pour réussir (Concerto pour un ange), un président de la République volage soumis au prisme du regard de sa femme (Un amour à l’Élysée), quatre courts récits magistralement ciselés, sans bémol, où dans un style très limpide, l’épure est de rigueur, la note extrêmement juste. Et chaque chute, inattendue et talentueuse.

En fin d’ouvrage, l’auteur nous livre  de surcroît son journal d’écriture, les questionnements qui ont jalonné sa rédaction. Un éclairage complémentaire et très enrichissant.

 

      On reconnaît bien ici l’excellence du dramaturge. La nouvelle est un format qui exige en effet d’aller à l’essentiel, d’être percutant à chaque phrase, chaque ponctuation. Pas de silence dans ce recueil, pas de tambours ni symbales, mais un travail qui sait magnifiquement faire oublier le travail.  Un très bel opus que ce concerto, dont les quatre mouvements forment un ensemble très harmonieux.

 

Citation extraite du journal d’écriture: « Lorsque la volonté s’abouche à l’intelligence, l’homme devient un animal fréquentable »

 

Informations pratiques :

 

Prix éditeur : 18€

Nombre de pages : 230

ISBN : 9 782226 195913 

 

Site de l’auteur : eric-emmanuel-schmitt.com

Fais-moi oublier, Brigitte Kernel : le deuil révélateur des désirs refoulés?

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Fais-moi oublier, Brigitte Kernel

Editions J’ai lu, mars 2010

 

Août 1999. Deux couples d’amis se retrouvent pour dîner. La narratrice et son mari Olivier, reçoivent Léa et Louise. L’atmosphère est détendue, chaleureuse, paisible, à l’image de Paris déserté par ses habitants en ce mois. Tous travaillent dans le milieu du journalisme, dans des secteurs différents. Louise a choisi le plus risqué : reporter de guerre. Le lendemain, elle part pour le Moyen-Orient. Dans cette atmosphère feutrée, Léa, radieuse, est enchantée de présenter Louise à ses amis. De fait, ces derniers tombent sous le charme de la jeune femme et sont infiniment attendris par l’amour qui l’unit à Léa.

Chacun parle de ce phénomène rare, l’éclipse solaire, qui doit avoir lieu le lendemain. Nul ne se doute qu’une autre éclipse va survenir, laquelle va ôter tout soleil dans leur existence et les plonger dans les pires ténèbres : la mort de Louise. Braquée dans sa voiture en plein reportage en Irak. Mise à genoux. Exécutée.

Le récit alors s’emballe, rédigé au rythme fou des tirs en rafale d’une kalachnikov. Cacher la nouvelle le plus longtemps possible à Léa. La préserver, la protéger, lui dissimuler cette mort atroce, encore, encore un peu. Quelques heures, quelques minutes, quelques secondes. La laisser souffler, vivre, respirer, sourire, aimer. Gagner du temps. Et la narratrice elle-même de refuser d’y croire : dire les choses, les nommer, c’est les rendre réelles. Non, Louise n’est pas morte. Non, Louise ne peut pas être morte. Non, non, non ! Eviter, anagramme de vérité. Éviter de dire, pour éviter de réaliser. Fuir l’intolérable, l’insupportable, l’inhumain. Mais radio, journaux, télévision, se relaient qui font leur Une avec la mort des trois journalistes, dont Louise. La réalité est bien là, incontournable. Et la vie de ne plus être comme avant. Rire, faire des projets, faire l’amour, devient indécent. Rien n’a plus la saveur du bonheur.

Tandis que colère, incompréhension, géhenne se succèdent et s’entremêlent en eux, Olivier et sa femme se mobilisent pour soutenir Léa. Ils lui offrent leur toit, leur écoute, leur présence, leur réconfort. Et c’est dans ce contexte de chaos que l’invraisemblable se produit : à la douleur qui est sienne, la narratrice doit aussi faire face à des sentiments inattendus , ceux d’une ineffable attirance pour … Léa. Ses sens, telle une boussole à l’approche d’un champ magnétique, s’affolent. L’amante l’aimante. Impossible de lutter. Le dessin de ses hanches, la finesse de sa taille, ses petits seins, l’odeur de sa peau, la douceur de ses lèvres l’attirent. Léa l’attire. Et c’est là que se trouve toute la force du roman. Avec une précision d’une justesse chirurgicale, Brigitte Kernel dissèque magnifiquement l’âme de cette femme écartelée entre son amour profond pour son mari et ses pulsions irrépressibles et nouvelles envers une autre femme. Le tout dans un contexte de deuil de surcroît. Sujet tabou s’il en est un, que celui du rapport ambigu entre la mort et le désir, traité ici avec une pudeur, une sensualité et une beauté extrêmes. L’auteur nous montre que si la perte d’un être cher peut conduire à se laisser dépérir dans le manque, elle peut aussi générer un surcroît de vie. Or y a-t-il plus grande force de vie que l’amour ?

Le deuil, révélateur de pulsions enfouies ou dérégulateur des sens ?

Un roman poignant, vibrant, vivant, qui contrairement à l’appel de son titre, ne se fera pas oublier…

 

Informations pratiques :

Prix éditeur : 5,70€

ISBN : 2290014753

Bibliographie de l’auteur :

Romans :

Une journée dans la vie d’Annie Moore, Presses de la Renaissance, 1993, prix Paul Guth du premier roman

Un animal à vif, Le Masque 2001

Autobiographie d’une tueuse, Flammarion 2002

Tout sur elle, Flammarion 2003

Ma psy, mon amant, Belfond 2004

Les falaises du crime, Flammarion 2005

Fais-moi oublier, Flammarion 2008 (J’ai Lu 2010)

Nouvelles

Exquis cadavres, vol 1 Librio 2001

Exquis cadavres, vol 2 Librio 2002

Biographies

Michel Jonasz, Seghers 1985

Véronique Sanson, Seghers 1993

Louis Chédid, Seghers 2005

Entretiens

Un été d’écrivains, vol 1 Librio 2002

Fan attitude, Librio 2002

Mes étés d’écrivains, Vol 2, Belfond 2003

Andrée Chédid, Entre Nil et seine, Belfond 2006

La centrale, de Elisabeth Filhol

9782846823425

La centrale, Elisabeth Filhol

Editions P.O.L, janvier 2010

 

Dans ce premier roman, Elisabeth Filhol nous fait pénétrer dans cet univers fascinant, mystérieux et inquiétant à la fois : celui de l’industrie nucléaire. Une docufiction traitée du point de vue des humains qui y travaillent dans des conditions inhumaines : les précaires du nucléaire. Ou quand l’homme est une machine au même titre que le réacteur…

Tandis que le spectre de la catastrophe de Tchernobyl reste encore très présent dans les esprits, elle nous  emmène au cœur des centrales françaises, au rythme des embauches du narrateur, travailleur intérimaire. Un tour de France en dix-neuf étapes – le nombre de centrales dans l’hexagone –, où ces ouvriers de maintenance partagent les mêmes risques au quotidien, la même précarité, le même toit, les frais de transport d’une ville à l’autre. Et la même angoisse muette d’une surexposition aux radiations aussi… La fatigue, le stress, où comme dans le cas présent pour le narrateur, le contact avec une pièce radioactive égarée, et le dosimètre s’affole.  Et le risque d’atteindre le seuil des vingt millisieverts, dose maximale de radiation tolérable par homme et par an, de planer. Pourtant, la centrale séduit autant qu’elle effraie, mélange d’attirance et de répulsion, de puissance et de destruction.

Ils sont des milliers à converger vers ces centrales, travailleurs de l’invisible pour lesquels il est facile de décrocher un emploi, après une simple formation de quelques jours. Une solidarité se forme. Un  « compagnonnage »  qui se fait au gré des « arrêts de tranche », ces périodes de l’année où les réacteurs sont arrêtés afin de permettre l’accès aux zones les plus sensibles. Maintenance, entretien du réacteur, contrôles techniques, changement de combustible y sont alors effectués dans un climat de tension permanente, de danger.

Dans ce roman très engagé tant socialement que politiquement, l’auteur a un double mérite. Nous éclairer sur ce qui peut pousser ces personnes à mettre en péril leur santé, leur vie, motif qui ne peut être leur maigre salaire. Et, d’autre part, en accompagnant ces équipes d’ouvriers, celui de nous informer sur le fonctionnement de cet univers depuis l’intérieur.

Toutefois, les nombreux exposés scientifiques et techniques, de la fission de l’atome aux normes d’exposition aux radiations, de même que la froideur du style (ton distancié, descriptions cliniques, phrases relativement longues), m’ont laissée quelque peu en périphérie de la centrale.

Une impression mitigée donc.

 

    

Informations pratiques :  

Prix éditeur : 14,50€

Nombre de pages : 141

ISBN : 9 782846 823425

 

Ce roman a reçu le prix Télérama – France Culture