

« Je pense que la seule originalité, la seule qualité pour un romancier, c’est d’être capable de se mettre à une autre place que la sienne. »
Après Le grand monde, premier tome de sa tétralogie consacrée à la période des Trente Glorieuses, Pierre Lemaitre poursuit la fascinante saga de la famille Pelletier avec Le silence et la colère. Un roman social aussi captivant que brillant. Rencontre avec l’auteur, un homme aussi passionné et passionnant que ses écrits.
- Dans Le silence et la colère, il est beaucoup question de la liberté des femmes
Quand on est un homme aujourd’hui, interroger la liberté des femmes, dont le point nodal est toujours la liberté du corps donc celle de l’avortement est important. Cette liberté-là est un marqueur définitif et intangible de la liberté des femmes. Dans tous les pays où la domination masculine revient au pouvoir, c’est sur ce sujet-là en premier et sur celui de l’éducation ensuite, que les femmes paient le prix de la domination masculine. Ma surprise a été énorme de voir qu’en 1952, date à laquelle se déroule ce roman, la question de l’avortement se posait en ces termes. Très naïvement, je suis né en 1951, et je pensais que l’avortement ce sont les 30 glorieuses et que les années d’avant étaient un peu moyenâgeuses. Mais pas du tout ! Dans les années 60 on poursuit plus de femmes que dans les années 30 ! En 1946 à la libération, le régime contre l’avortement est plus violent que pendant la période de Vichy du temps du Marechal Pétain. La réponse est simple : pendant la guerre on a besoin des femmes au travail dans les pendant que les hommes se battent. Mais dès que la guerre se termine, il faut que les femmes rentrent à la maison, donc il faut les transformer en mères, avec toute l’aliénation que cela suppose. C’est la reprise en mains par les hommes du destin des femmes. On le voit dans les publicités des années 50, avec cette érotisation des femmes, qui ont une poitrine volumineuse, une poitrine de mère. On peut lire comme un symptôme de la domination masculine, le fait que les hommes vont se lancer dans une répression très sauvage de l’avortement. Cela a été une surprise pour moi.
- Vous analysez avec beaucoup de finesse la psychologie féminine, notamment lorsque vous vous glissez dans la peau d’Hélène. Comment faîtes-vous pour le traiter ?
Je pense que la seule originalité, la seule qualité pour un romancier, c’est d’être capable de se mettre à une autre place que la sienne. La littérature est une affaire de point de vue. Toutes les histoires ont déjà été racontées, la seule originalité d’un livre c’est « comment il va nous raconter autrement une histoire qu’on connait déjà ». Donc la question du point de vue suppose d’endosser le point de vue d’un personnage que nous ne sommes pas. Dans Trois jours et une vie, je me mets à la place d’une enfant de 12 ans. Dans Cadre noir, je me mets à la place d’un sénior au chômage. Un romancier doit être capable de parler des choses qu’il n’a pas vécues.
- Certes mais comment ressentir la question du désir d’enfant ? De la blessure chez une femme ?
J’ai fait lire le manuscrit à des femmes et j’ai écouté leurs remarques avec beaucoup de modestie. Globalement, je n’étais pas trop loin du compte, elles se reconnaissaient dans ce que je disais. Mais elles m’ont apporté des éléments sur ce qu’Hélène disait trop ou trop peu, sur le lieu où placer le curseur. Je leur dois beaucoup à ces lectrices, c’est pourquoi je les remercie en fin d’ouvrage.
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