La mémoire des murs, de Tatiana de Rosnay dans votre poche!

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La mémoire des murs, Tatiana de Rosnay
Editions Pocket , 2005

On savait que les murs avaient des oreilles. Avec ce roman, on découvre qu’ils parlent aussi…
De fait, ces murs m’ont parlé, envoûtée, happée. Car les lieux ont une âme et un langage pour qui sait les écouter. C’est ce que va constater Pascaline, l’héroïne du récit, tandis qu’après son divorce elle s’installe dans ce nouveau logement. Un malaise la gagne, à croire qu’en ces lieux se sont déroulés des évènements tragiques dont l’empreinte est présente partout. Et d’investiguer. Et de percer le secret de ces lieux, d’entendre le mumure des murs. Or ce qu’ils lui susurrent va raviver en elle des blessures jamais cicatrisées. Quelle est donc cette douleur qui la hante ? Comment parviendra t-elle à l’apaiser ? Y parviendra t-elle seulement ?
Tatiana de Rosnay nous montre qu’il est impossible de faire l’économie d’un deuil, que toutes les blessures et les rancoeurs refoulées resurgissent un jour et nous obligent à les affronter.
Un roman qui mêle avec dextérité suspens psychologique et émotion à fleur de plume. Et le coeur du lecteur de battre la chamade. Et les larmes de lui monter aux yeux.
Un livre captivant, poignant, qui se lit d’une seule traite.

Dans mon pavillon dort…

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Juin 2003. Le sol s’est ouvert sous mes pieds lorsque  tu t’es endormie. Quatre-vingt-treize printemps. Et ces gens qui me disaient que c’était un bel âge ! Il n’y a pas de belle saison pour partir, l’hiver est toujours trop précoce dans le cœur de ceux qui restent.
Ce matin de juin, à l’aube de l’été, je fus ensevelie sous une avalanche de neige.
Après une nuit passée assise sur le bord de la plage à écouter la complainte des vagues, écume dans les yeux, raz-de-marée dans le cœur, je suis allée une dernière fois dans ce jardin que tu affectionnais tant.
Ton jardin.
Mon paradis.
Le cerisier en fleurs, l’érable flamboyant, les hibiscus, les chrysanthèmes, les orchidées et autres rhododendrons semblaient te rendre un dernier hommage, parés de leurs plus beaux atours, véritable explosion de couleurs, tableau auquel chaque jour tu apportais ta touche. Jusqu’alors.
Arc-en-ciel de de pensées émues sur mon âme. Soleil de ton si doux sourire sous mes larmes.
Avant de refermer la grille, j’ai pris une bouture d’hibiscus avec un peu de terre. Terre de souvenirs. Petit bout de toi que je plantai à mon retour.
Juin 2004. Un an jour pour jour après le séisme de ton départ, tu ouvris tes paupières de pétales, les yeux embués de rosée : une première fleur. Un premier clin d’œil. Je m’approchai de tes bras  vert tendre gantés de pourpre, incrédule. Bouleversée… Et toi par cette floraison de me dire « Tu vois, Koryfée, j’ai juste fait une longue sieste. Me voilà près de toi, dans ce petit jardin nippon que tu as recréé pour moi. » Ces sillons esquissés sur le gravier me révélèrent alors les traits de ton visage, ces rides que les sourires bien plus que l’âge avaient dessinées. Attendrissantes arabesques gainant tes beaux yeux chocolat.
Juin 2007. J’avais peur que tu te sentes un peu à l’étroit sur ce balcon, entre les bambous, l’orchidée blanche, l’érable-bonzaï et les lanternes nippones. Or tu t’y sens merveilleusement bien, ancrée à la vie au coeur du sol. Tu te déploies, tends tes bras vers le ciel, le soleil et les nuages, ondoyant sous le vent, dansant sous mes yeux, de l’aube au crépuscule. Tu me gratifies de fleurs comme autant de sourires qui à leur tour en font fleurir sur mon visage.
Oui, comme tu es vivante ! Ces bruissements de ton feuillage sous le souffle de la brise, c’est ta voix d’air qui continue à me susurrer ces mots doux comme de la soie, ceux dont mon cœur de fillette affamée se nourrissait avec délectation. C’est ta voix sucrée de miel, tenant un livre d’une main, me caressant les cheveux de l’autre, qui me raconte des histoires de princesses et de fées, d’elfes et de sirènes, d’encens et de myrrhe.
Mamie Framboise était ton petit nom, celui que je t’avais donné, rouge comme le sang de ta sève bouillonnante, comme les feuilles des érables l’automne venu, comme le soleil embrasant le ciel.
Dans mon jardin japonais, dans le terreau de mes souvenirs, c’est toi qui sommeilles, toi qui me veilles.
Toi qui dans mon « Pavillon dors »…
 
‘ Sous un voile de lune
  Ombre de fleur
  Ombre de femme’
                                               Natsume Sôseki
 

                                                                                              Karine Fléjo

Terre des oublis, Duong Thu Huong

Terre-des-oublis

Terre des oublis, Duong Thu Huong

Editions Sabine Wespieser, janvier 2006. (Sortie en poche en septembre 2007)


          Le récit se déroule dans un Vietnam déchiré par la guerre et relate le destin brisé de trois êtres.
Miên, une jeune femme digne d’une héroïne cornélienne, est écartelée entre devoir et amour. Le devoir, c’est celui que lui dictent la pression sociale et la morale obtuse d’une société rétrograde : retourner vivre auprès de Bôn, son mari annoncé à tort comme mort à la guerre et qui revient,14 ans plus tard, acclamé en héros. L’amour, c’est celui qu’elle nourrit pour le tendre et attentionné Hoan, l’homme qu’elle a épousé entre-temps, et avec lequel elle a eu un enfant. Un écartèlement face auquel non pas Miên mais le regard et l’attitude accusateurs de la société trancheront : elle devra repartir vivre avec Bôn, bien qu’elle ne l’aime plus. Trois vies entrelacées autour de la morale, de la tradition et des sentiments. Poignant. Magnifique.

 
Dans un style d’une remarquable fluidité, tantôt sensuel et poétique, tantôt cru et rude, Duong Thu Huong nous dresse le portrait d’une société vietnamienne entravée par ses nombreux carcans , portant en elle les stigmates indélébiles de ses guerres intestines.
Bondissez sur ce livre ! Et ne vous laissez pas impressionner par ses 800 pages : elles s’écoulent comme le courant d’un fleuve dans les tourbillons duquel vous ne pourrez qu’être emportés.

          Une œuvre magistrale qui a remporté le Prix des lectrices de Elle.

Bibliographie :

Au zénith, Editions Sabine Wespieser 2009
Itinéraire d’enfance, Editions Sabine Wespieser 2007
Terre des oublis, Editions Sabine Wespieser 2006
L’embarcadère des femmes sans mari, Editions de l’Aube 2002
Histoire d’amour racontée avant l’aube, Editions L’encre bleue 2000
Roman sans titre, Editions des Femmes 1992
Les paradis aveugles, Editions des Femmes 1991

Informations pratiques :

Prix éditeur : 29€
Nombre de pages : 794
ISBN : 284805039X

Des livres et moi! de Karine Fléjo

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Des livres et moi! , de Karine Fléjo

22 juin 2007

Vous pensiez que les livres ne parlaient pas ? Permettez-moi d’en douter. Oh, non pas que je remette en cause votre bonne foi, mais je peux vous assurer que vous le saviez. Vous le saviez sans le savoir. Oui, vous ! Vous qui en cet instant même posez les yeux sur moi, c’est à vous que je parle ! Ne cherchez pas partout d’où vient cette petite voix, je suis là, juste devant vous ! C’est la voix de mon encre qui s’adresse à vous. Voilà, je sens à votre regard posé sur mes pages que vous m’avez identifiée. Et, l’incrédulité passée, vous prenez conscience qu’en effet vous le saviez. Quand un auteur vous touche, quand un livre vous fait connaître des transports comme seule la lecture peut parfois en susciter, ne vous dites-vous pas en effet : “ Comme cet ouvrage me parle ! ” C’est bien là ce que vous vous dites n’est-ce pas ? Vous voyez, je lis en vous comme dans un livre ouvert. Un livre qui lit son lecteur : un comble, non?

 Je ne sais pas si mon histoire vous parlera, si l’orpheline que je suis trouvera en vous un adoptant potentiel, mais quelles qu’aient été vos motivations initiales, vous avez fait le premier pas vers moi. A moi à présent de ne pas vous décevoir, de faire en sorte qu’au fil de mes pages l’alchimie opère, qu’en apprenant à me connaître, vous éprouviez le désir de me reconnaître, que votre curiosité se transforme en affection. Et votre affection en amour.

Je vis dans le plus grand orphelinat de France, que d’aucuns nomment Bibliothèque François Mitterand. Nous sommes des millions d’enfants d’encre et de papier à y avoir été abandonnés par leur auteur. Je n’ai pas à me plaindre me direz-vous, car nous y recevons la plus grande attention et les meilleurs soins. C’est même la Rolls des orphelinats ! Et pourtant, bien que consciente du privilège qui est mien, j’aspire à quitter cet endroit, animée d’un fol espoir : trouver un parent.

            Dernière arrivée dans l’institution, tout le monde ici m’appelle “ la petite nouvelle”. Je ne pèse en effet que six pages à peine. Je suis une enfant née sous X,  rédigée par un anonyme. Une absence d’identité matérialisée par les pages vierges de mon histoire, pages que mes multiples interrogations ne sont pas parvenues à habiller de réponses. Qui est l’auteur de mes jours ? M’a t-il seulement aimée, désirée ? Et après ma naissance sur papier, pourquoi m’a t-il abandonnée ? Ma reliure et mon papier n’étaient-ils pas d’assez bonne qualité? Mes traits ne n’étaient-ils pas le fidèle reflet de ce qu’il avait voulu faire naître sous sa plume ? Ai-je d’autres frères et soeurs d’encre ? Le fantôme de ces pages blanches du chapitre introductif de ma vie hante souvent mes nuits. Des nuits blanches elles aussi, bruissant de fantômes abandonniques armés de massicots, de perforeuses et de broyeuses à papier cherchant à me réduire à l’état de copeaux.

           Mais ne vous méprenez pas pour autant : je suis une enfant dotée d’une fragilité forte. Le poids de ma détermination à trouver des parents aimants est inversement proportionnel à celui de mes six petites pages. Je sais qu’un jour, je quitterai cette salle de lecture, ces tours verrées. Oui, je fuirai loin de cette geôle de solitude. Quand ? Je l’ignore. Mais en être intimement convaincue, dussé-je faire montre au regard de certains d’un optimisme désespérant, est déjà salvateur en soi.

Pour affronter l’attente sur mon étagère, j’ai une arme magique : je m’invente des vies merveilleuses, gonfle mes pages d’un souffle de grandeur, redressant ainsi ma charnière et détendant les nerfs de mon dos. Je réécris mon histoire, anticipe sur son issue et, dans une bataille de chapitres, fais en sorte  de l’emporter haut la plume avec une conclusion heureuse sur mon adoption. Un trait de caractère que j’ai peut-être hérité de mon auteur, qui sait ?
J’ai toujours aspiré à devenir l’auteur de mon avenir, l’écrivain de mon devenir. Et cette détermination exclut que la moindre page, la moindre ligne, le moindre mot, la moindre ponctuation de mes chapitres futurs soient rédigés à l’encre de mes blessures. Mes feuillets, jusque-là habillés de mots sombres, se draperont de vocables doux comme de la soie, légers comme les baisers déposés sur le front d’un enfant. Syllabe après syllabe, mot après mot, phrase après phrase, j’approcherai le bonheur du bout de ma plume, je l’apprivoiserai. Oui, mes phrases gagneront en grâce, enchaîneront entrechats et pirouettes dans des tournures vives et aériennes, sans anacoluthes ni solécisme. Tantôt simples, esquissant de douces allégories, tantôt contractées pour se faire ellipse et accroître leur force expressive, elles défieront la loi de la pesanteur, effleureront à peine le papier tels des chaussons de pointe pour mieux s’envoler à nouveau.
L’ouvrage chétif que je suis deviendra un livre relié, un être robuste dont les cahiers seront cousus sur des nerfs résistants. Ma couverture cartonnée se fera bradel puis maroquin. Mon papier jauni et rêche deviendra vélin. Mes pages se draperont de mots d’amour puisés à l’encre des yeux d’un parent.
Et c’est cette capacité à rêver ma vie dans l’attente de vivre mon rêve qui me sauve. Le rêve de ne plus être ce livre passe-muraille dont les mots traversent les esprits et les coeurs sans y marquer son empreinte.

 

          Mais pour l’heure, c’est face à vous que je me trouve, dans le champ de votre regard et qui sait, peut-être même dans celui de votre coeur. Je vous ai ouvert grand mes pages, vous ai livré mon texte, à nu, sans artifice. J’ai scruté votre visage, lu sur vos traits tandis que vous lisiez mes pages, dans une lecture duale. Car à présent vous connaissez ce secret : les livres lisent eux aussi. Sans que vous vous en doutiez, nous lisons à travers les expressions de votre visage les émotions qui le traversent.

         Or là, je vois que vous hésitez… Auriez-vous le coeur de me laisser après avoir si longuement caressé mes pages du regard ? Avant de vous prononcer, laissez-moi vous dire ceci : si vous ne savez pas si vous m’aimez au point de désirer m’adopter, je peux vous confier pour vous avoir longuement observé, qu’en ce qui me concerne, je vous aime déjà. Et puis, je ne prendrai pas beaucoup de place dans votre propre bibliothèque, je ne pèse que six pages !

 

Alors laissez mon épilogue s’achever sur notre adoption réciproque : DELIVREZ-MOI! !

Copyright Karine Fléjo, juin 2007

Elle s’appelait Sarah, de Tatiana de Rosnay (éditions Héloïse d’Ormesson)

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Elle s’appelait Sarah, de Tatiana de Rosnay.
Traduit de l’anglais par Agnès Michaud.
Editions Héloïse d’Ormesson, mars 2007

A adopter sans hésitation dans votre bibliothèque !

Difficile de dire si c’est moi qui ai dévoré ce roman ou l’inverse, voire les deux à la fois, tant je me sens habitée par la petite Sarah. Un bouleversant récit sur le Vel d’Hiv’ qui constitue une mise en accusation de l’oubli, participe avec une émotion à fleur de plume au recouvrement de la mémoire, au devoir de se souvenir, de témoigner. Face à la barbarie dont les hommes peuvent être hélas capables – et ce judéocide en est un triste exemple – ce récit invite à garder l’esprit en alerte sur tout risque de dérapage. Plus qu’un témoignage sur le passé, il est donc aussi une invitation à la vigilance au présent.

Déchirant. Poignant. Magnifique.

De la première à la dernière ligne, la tension est permanente avec une montée en puissance au fur et à mesure de notre attachement aux personnages. L’auteure décrit les situations, l’ambiance des lieux, la psychologie des individus avec une acuité et une justesse si grandes, que l’on se fond dans le récit au point d’en oublier qu’il s’agit d’une fiction. Ce roman ne se lit pas, il se VIT. Ses personnages ne sont pas prisonniers des pages, ils vous HABITENT. Vous n’êtes plus un lecteur mais un TEMOIN.

Un style d’une remarquable fluidité, avec des phrases courtes, un rythme soutenu, où chaque mot fait mouche.Une construction aussi habile qu’imaginative où présent et passé alternent avant de se fondre et se confondre pour bâtir ensemble un avenir.
Tatiana de Rosnay nous offre véritablement ici un morceau de bravoure.

Je ne peux que vous inciter à vous précipiter sur ce roman que j’ai lu en apnée, la gorge nouée et les yeux embués de larmes.

S’il m’avait fallu résumer ce commentaire dithyrambique (à la mesure de mon coup de foudre) en quelques mots, je les aurais empruntés à Christian Bobin :  » Peu de livres changent une vie. Quand ils la changent, c’est pour toujours. Des portes s’ouvrent que l’on ne soupçonnait pas. On entre et on ne reviendra plus en arrière « .

Passe pores, de Karine Fléjo

Yukiko
Passe pores, de Karine Fléjo
18 juin 2007
La réussite à l’école, c’était l’obsession de son père. Chaque soir, dès son retour du travail, il montait dans sa chambre pour lui demander ses dernières notes et superviser ses devoirs. Pour le calcul, elle connaissait ses tables d’addition et de soustraction par cœur depuis longtemps. Il les lui avait apprises dès la maternelle. Elle faisait l’acheteuse, lui le marchand, et ils jouaient à calculer combien elle lui devait et la monnaie qu’il fallait rendre. C’étaient les seules fois où elle pouvait remplir son caddie virtuel rien que de nougats chinois et de gâteaux à la noix de coco. Parfois, elle rajoutait un paquet de cigarettes mentholées sur sa liste, pour lui montrer qu’elle ne l’oubliait pas. 
 Puisque qu’elle savait compter, il veillait donc surtout au français. Et le français, c’était les autodictées, ces phrases qu’il fallait apprendre par cœur et savoir réécrire sans oublier aucun mot, et sans aucune faute non plus. Elle les apprenait avant son arrivée et les écrivait ensuite sur son ardoise pour qu’il les corrige. Elle ne se trompait jamais. Enfin, presque jamais. Et le sourire qui dans ces moments-là éclairait le visage de son père valait tous les trésors du monde. Elle désirait tant qu’il soit fier d’elle ! Oh, elle eût préféré qu’il l’aimât de façon inconditionnelle, première de la classe ou cancre, mais il ne fallait pas se montrer trop exigeante. Etre sur son cœur une touriste de passage valait mieux que de n’y séjourner qu’en passagère clandestine et risquer d’être reconduite aux frontières. Elle savait que son carnet de notes était son passeport, celui qui lui permettait de trouver l’asile affectif en lui. Et de vivre toujours la peur chevillée au ventre qu’il ne lui soit retiré si les notes obtenues n’étaient pas celles de l’excellence.
 
Les notes comme visa.
 
Un visa qu’elle avait bien failli se voir refuser quelques jours plus tôt, tout ça à cause des accents. Tout avait bien commencé pourtant.  Elle n’avait fait aucune faute à l’autodictée et il l’avait félicitée, tout particulièrement pour n’avoir pas oublié l’accent sur le mot « voilà ». Le cœur de Yukiko s’était mis à tambouriner de joie dans sa poitrine, tandis qu’une colonie de lucioles avait investi les prunelles de ses yeux. … Jusqu’au moment où il lui avait demandé comment se nommait cet accent. Elle avait trouvé la question facile et avait répondu sans hésiter : « l’accent qui descend ». Le sourire du père s’était instantanément fané. Il avait pris la craie, écrit « thé » et posé la même question. D’un filet de voix à peine audible, elle avait murmuré : « l’accent qui monte ».
Il avait soupiré.
Elle avait frémi.
Il avait fait une dernière tentative pour voir si elle était aussi  nulle qu’il le redoutait. Elle ne le déçut pas avec l’accent « en forme de chapeau chinois ».
 
Heure grave. Chagrin de Yukiko aigu. Sourcils du père circonflexes.
Tout le prestige du « voilà » s’était envolé dans la gravité d’un accent…
 
 
Mais aujourd’hui, elle revenait de l’école le cœur léger, sautant par-dessus les ruisseaux, respirant à pleins poumons les délicates fragrances des cerisiers en fleurs, chantonnant de sa voix douce comme un shakuhachi. Et pour cause…. Dans son cartable, un précieux document, son relevé de notes trimestriel, celui qui allait perméabiliser les frontières : un passe-pores bardé de A.  A comme Amour. A comme Affamée. A comme Affection. A comme Asile Accordé.
Elle était passée en tête de sa classe.
Il serait fier.
Elle passerait en tête de son coeur.
Il l’aimerait.
Pour de vrai…
 Alors Yukiko chantait. Yukiko dansait. Yukiko volait. Elle ne serait plus une saltimbanque de l’amour, une sans-cœur-fixe, mais une résidente permanente de ce territoire paternel ô combien convoité.
Du moins l’espérait-elle.
Du moins avait-elle besoin d’y croire…
Copyright Karine Fléjo, juin 2007

Le père adopté, Didier van Cauwelaert

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Le père adopté, Didier van Cauwelaert
Editions Albin Michel, mars 2007.

 

Dans ce roman autobiographique, Didier van Cauwelaert retrace la vie de ce père tant aimé, aujourd’hui décédé. En braquant les projecteurs sur cet homme excentrique, aimant, protecteur, volontaire, animé d’une énergie phénoménale, l’auteur met en lumière ce qui a donné naissance et sens à sa propre vocation d’écrivain. Une vocation précoce qu’il caressa dès l’âge de sept ans et demi, puisant son inspiration dans les personnages familiaux romanesques qui l’entouraient, dans les vies parallèles qu’il s’inventait quand la sienne lui paraissait manquer de sel.

Ce qui frappe et émeut indiciblement au fil de ce récit, c’est cette relation si forte et si belle qui unit le père et le fils. Une relation tissée aux fils d’une confiance, d’un amour, d’une complicité et d’une admiration réciproques et absolus.

Truffées d’anecdotes truculentes, ces pages, qui, de l’aveu même de l’auteur, ne suivent d’autre plan que l’enchaînement des émotions, rendent un vibrant hommage à celui qui reste, pour son fils, si vivant aujourd’hui encore. Et qui le devient pour nous sous sa plume.

 

Citations :

 

« Ici bas, au fil des épreuves, des souffrances, des renaissances et des morts successives, tu as toujours préféré faire plaisir que pitié. Tu ne voulais pas qu’on te pleure. J’accomplis ta volonté et je te ris. »

« Tu as réussi ce que très peu de pères considèrent comme leur objectif ultime : être aimé à la fois comme un maître et comme un faire-valoir. »

 « Je ne suis pas dupe, je sais pourquoi tu as encouragé si fort ma vocation de romancier dès l’enfance : si tu as été mon maître à rêver, c’était aussi pour que je devienne ta machine à écrire. »
               « Tu ne me manques presque jamais, papa. Je te parle plus que je ne t’entends, mais depuis ta mort, j’ai l’impression de vivre double. Je souffre évidemment de n’avoir plus ton regard, ta voix, ton rire et ta main sur l’épaule au présent de l’indicatif, mais tu tiens toujours autant de place dans ma vie. »

Avant, pendant, après, Jean-Marc Parisis

Parisis

Avant, pendant, après, Jean-Marc Parisis
Editions Stock , Mars 2007

Rencontre, passion, rupture. Un triptyque amoureux « banal » que l’auteur parvient pourtant ici à traiter de façon inédite et brillante. Une fois n’est pas coutume, c’est l’homme qui parle, qui nous livre les tranches de sa vie avant, pendant, après sa rencontre avec Gail, la jeune femme qui va révolutionner son existence. Lui, c’est François Roman, parolier à succès. Malgré les centaines de chansons d’amour inscrites à son registre, il réalise qu’il ne connaissait rien à l’amour jusqu’alors. Juste des mots inscrits sur des partitions, sans aucun véritable ancrage dans sa vie. Avec Gail, ces textes vont trouver tout leur sens, gagner en densité, s’animer enfin. Il n’écrit plus seulement des chansons d’amour, il VIT cet amour, dans toutes ses nuances. Et nous le fait vivre.

Avec la minutie d’un chirurgien, Jean-Marc Parisis opère à une mise à nu des sentiments amoureux, de leur naissance à leur agonie, en passant par leur envol. Des cimes aux abîmes, de l’ivresse à la détresse, j’ai lu ce roman d’une traite, emportée par un style vif, un langage tantôt romantique, tantôt cru mais jamais obscène.

Emouvant. D’une justesse sidérante.

Jean-Marc Parisis : Avant, pendant, après. Editions Stock, mars 2007.

 

 

Quatrième de couverture :

« Je m’en souviens comme si c’était hier, d’un hier qui ne serait pas séparé d’aujourd’hui par la nuit. Accoudée au balcon, elle fumait en passant une main dans ses cheveux. La première fois que je l’ai vue, je ne l’ai pas vue, je l’ai aimée de dos. Je savais que lorsqu’elle se retournerait, ce serait pire. Blonde avec des traits de brune. Ses yeux brillaient d’une lumière mystérieuse et familière qui semblait venir du fond de l’enfance. Son visage n’avait pourtant rien d’enfantin, il signalait l’enfance sans la retenir. Elle me regardait, elle regardait ailleurs. Elle portait un vague danger, avec cet air d’en savoir trop et pas assez. »

  

    Ce roman vient de se voir décerner le prix Roger Nimier 2007.

Bulles de savon, de Karine Fléjo

Bulles

Bulles de savon, de Karine Fléjo

14 juin 2007


Assise sur un banc, elle contemplait la vie en spectatrice. Depuis son départ elle demeurait en coulisses, silencieuse et  discrète, se mêlant à la foule sans y marquer son empreinte.
Du square voisin elle avait fait sa scène de théâtre , scène où à leur insu, les inconnus jouaient pour elle la pièce de la vie. Elle s’y rendait chaque jour vêtue de son kimono de soie rouge framboise et de son ombrelle, serrant contre son obi un livre, toujours le même, le dernier qu’il lui avait offert.

Ce jour-là, son oreille cueillit soudain des rires cristallins, frais comme le chant d’une cascade. Elle tourna la tête et aperçut un petit garçon soufflant sur des bulles de savon.


Son regard s’arrêta sur ses cheveux blonds comme les blés. Comme LUI.

Au regard d’un bleu presque iréel volé à l’azur des cieux. Comme LUI.

A la silhouette longue et élancée. Comme LUI.

LUI petit.

Peut-être.

Impossible de détacher son regard de cet enfant, de ce petit bonhomme qui contemplait les bulles de manière extatique. Il prit très vite le rôle principal dans son théâtre intime, n’ayant pour tout metteur en scène que ses émotions. 

Les bulles, légères, dansaient et virevoltaient sous la brise. Petites ballerines ondoyant sous la chorégraphie du vent.  Tutus d’eau et de savon diaprés sous le soleil de printemps. Fragiles et éphémères.

L’une d’elle frôla son visage, prenant appui sur sa joue avant de s’envoler. Il la captura dans le lasso de ses yeux. Puis il décida de se l’approprier.
Il voulait la faire danser sur la paume de ses mains, se mirer dans sa surface moirée. Or la bulle multipliait les arabesques, les sissonnes, les entrechats et n’entendait pas tirer sa révérence. Alors le petit garçon l’appela :

-Bulle, ne pars pas ! Reste avec moi !

Mais la bulle dansait, dansait, aérienne, et restait sourde à ses appels.

Il se mit alors à la poursuivre.

Il courut de toutes ses forces, bras levés au ciel, derrière son diamant volant.
Le vent tourna. La bulle près de lui repassa.

Il jubila.

Il tendit ses petites mains sucrées.

-Viens, je ne veux pas te faire de mal !

Elle ne se méfia pas de cette peau délicate à la douceur de soie et s’approcha.

Il referma ses mains sur elle…


Il y avait déjà plusieurs heures que le spectacle était terminé. La veilleuse de la lune avait remplacé les spots solaires. Les rideaux bleu nuit parsemés d’étoiles étaient tombés. Tous les acteurs avaient quitté la scène.
Seule sur son banc, ombre chinoise dans le halo lunaire, elle attendait.
Figée dans son ankylose.
A la même place.
Sur le même banc.

Qui attendait-elle ?

LUI ?

Comme la petite bulle, entre ses mains son cœur avait éclaté.


Bercée par les flots de la Seine
Assise devant la scène,
Elle attendait.

Aux premières lueurs de l’aube,
Lorsque le soleil sortit du lit des flots,
Sur les deux L de son pronom,
… elle s’envola.
D’elle, il ne restait plus que deux « e« .
Eux.

Dansant ailes contre ailes dans l’azur des cieux.

Et sur le banc, feuilles battant au vent, son livre :  « Avant, pendant, après »…

Copyright Karine Fléjo, juin 2007